Souvenir d'un petit meunier d'un soir

   C'était en 1950, je pense, sans en être très sûr, mais c'est si loin que cela n'a guère d'importance. Georges Perruchon était Pancrace le meunier de la pastorale Audibert. Il avait besoin autour de lui, pour étoffer la pièce, d'un groupe de petits meuniers qui devaient entrer en scène en portant un petit sac de farine et en chantant :Laissas-mi passa, que siéu pressa emé ma saco de farino...(Laissez moi passer que je suis pressé avec mon sac de farine...

On avait répété moult et moult fois la scène: on descendait le plan incliné du décor (Dame! nous venions de la montagne.) côté cour en trottinant, on rentrait en coulisses côté jardin pour amorcer le deuxième plan incliné et on arrivait sur scène où nos aînés avaient imaginé une chorégraphie qui en valait bien d'autres . J'étais à la fois ravi et terrifié par cette scène. D'un côté je m'étais porté volontaire ( une fois de plus, une fois de trop!) de l'autre ma timidité me faisait redouter cette apparition en public. Dieu sait pourtant qu'il nous était acquis d'avance.
Encore que, je savais que dans le fond, les demoiselles du patro des filles nous regarderaient. Mais bon passons, là n'est pas mon propos ce soir.

Hors donc, arrive le jour de la représentation. Comme à l'habitude salle bourrée, agitation dans les coulisses, tension même chez les habitués: Georges Perruchon (Pancrace), Loule Perruchon (Chichourlé), François Genovese (Phares le boumian) Bébert Pellicia (Luc le berger) Coello René (Simounette) René Moratoglou le rémouleur, Antoine Montenero le Berger, René Solinas (le marin) Michou Tempesta (l'archange St Michel) Paul Gandolfi (le Diable)et tous les autres...
Arrive le moment d'entrer en scène. Un après l'autre, nous grimpons sur l'escabeau et c'est parti :trottinement, sac sur l'épaule, sourire aux lèvres, celui la même qu'arborent les héros d'un jour, d'une heure , d'une minute. Pour moi, ce fut le sourire d'une seconde.

Arrivé en coulisse, au moment de passer sur le 2e plan incliné, patatras! mon pied bute sur je ne sais trop quoi et me voilà affalé côté jardin, mais dans la poussière , pas dans les fleurs. On me relève vite fait, mais mon sac a roulé je ne sais où. Pas le temps de le chercher. Je repars donc pour mon arrivée sur scène avec un joli numéro de mime:je tiens un sac de farine invisible mais apparemment assez lourd.
Heureusement, dans la chorégraphie on est censé déposer les sacs à terre pour notre ballet. Je ne sais pas ou ne sais plus ce qu'a pu penser Georges Perruchon, notre bon Pancrace; mais je sais , que c'est ce soir là, que s'est brusquement arrêtée une carrière d'acteur qui partait pourtant pour n'être rien moins que brillante!!
A quoi tient une destinée.
A moins que Dieu le Père qui voit aussi l'avenir dit-on, ait jugé plus prudent dans son infinie bonté , d'éviter à ce meunier, par un petit croc en jambe, d'être roulé dans la farine plus tard.

Adessias, je ne sais pas si cette histoire vous a intéressée mais à moi, elle a une fois de plus,fait passer un bon petit moment.

Jean Santelli